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Nous quittons le Chili continental à Punta Arenas, ville située sur la lisière ouest de la péninsule de Brunswick, à trois heures de bus de Puerto Natales. De l’autre côté du détroit de Magellan s’étend la Grande Ile de Terre de Feu, au sud de laquelle siège Ushuaia, ville portuaire perdue dans les confins méridionaux d’Argentine. Elle est considérée comme la ville la plus australe du monde, bien que quelques villages chiliens subsistent encore plus au sud.
Après mûre réflexion, nous décidons de rallier Ushuaia à bord d’une croisière de quatre jours explorant les fjords et les glaciers de l’archipel de Terre de Feu, ainsi que le mythique Cap Horn.
Au souvenir de notre catamaran de seize passagers aux Galapagos, le bateau nous paraît monstrueux par sa taille, embarquant cent soixante-dix passagers et soixante membres d’équipages, mais lui seul propose ce programme fabuleux de l’extrême sud.
L’île Magdalena
Avant d’embarquer, nous effectuons à l’orée du jour une excursion à Isla Magdalena. Cette petite île située dans le détroit de Magellan, légèrement au nord de Punta Arenas, abrite un important lieu de nidification des manchots de Magellan : cent cinquante mille couples y viennent se reproduire chaque année. Sur le petit sentier qui borde son rivage, notre promenade éphémère se trouve régulièrement interrompue par des traversées de manchots empressés. Les petits sont déjà aussi – voire plus – gros que leurs parents, mais revêtent encore pour certains leur duvet molletonné alors que d’autres ont déjà débuté leur mue. Le terme en français est bien manchot et non pingouin, même si les anglo-saxons les nomment penguins et les espagnols pingüinos. Seuls les manchots habitent l’hémisphère sud ; il n’existe par ailleurs plus qu’une seule espèce de pingouin vivant dans l’hémisphère nord, et capable de voler contrairement aux manchots.
Sur le rivage, des hordes de ces bipèdes rappliquent de la pêche tandis qu’à terre, d’autres s’affairent à rendre leur terrier plus douillet, ou bien se dorent la pilule, gratouillent leurs petits, conspirent en groupe (j’en ai la preuve en vidéo) ou poussent de longs cris de désespoir. Ils cohabitent une fois de plus avec les goélands dominicains mais également avec quelques ouettes de Magellan qui se dandinent autour des terriers.
De retour à Punta Arenas dans un excellent restaurant français (c’est toléré après plusieurs mois à l’étranger), une reproduction de la belle affiche du peintre avranchin Albert Bergevin vantant la baie du Mont-Saint-Michel me réchauffe le cœur. Puis au crépuscule arrive l’heure de monter à bord du Stella Australis et de larguer les amarres. Comme tous les fjords, le détroit de Magellan a été creusé par les glaciers lors de la dernière glaciation qui s’est terminée il y a douze mille ans. Suite au réchauffement climatique qui a succédé, la glace a fondu, relevant le niveau de la mer de cent-vingt mètres et remplissant ces vallées glacières. Toujours en mouvement, les glaciers possèdent une force prodigieuse ; ils creusent les roches et les façonnent aussi aisément que l’homme modèle l’argile.
La baie Ainsworth
La grande fenêtre de la chambre nous réjouit grandement après notre cellule borgne de l’Evangelista, que nous partagions avec deux jeunes Suisses-Allemands. Nos fidèles compagnons Tungu et Chimbo, ainsi que la poule chilote et le petit mouton patagon que nous venons d’acquérir s’installent confortablement, comme à la maison. Au restaurant nous rencontrons nos quatre charmants voisins de table assignés, Suisses et Français ; une unité de langue et de culture à chaque table réduit probablement le mécontentement des voyageurs !
A l’aube, le bateau mouille dans la baie Ainsworth. A terre, une ouette marine mâle pose pour Fred devant la cordillère Darwin, couverte d’un champ glaciaire de plus de deux-mille trois-cents kilomètres carrés. Ces oiseaux au fort dimorphisme sexuel (le mâle est entièrement blanc alors que la femelle revêt un plumage brun sombre) et fidèles pour la vie ont un comportement particulier lorsqu’ils se sentent menacés : pour protéger sa famille, le mâle se rend très visible et attire la menace loin du reste de la famille pendant que la femelle emmène les petits se cacher. Et si la femelle vient à mourir, le mâle se laisse dépérir en quelques jours… En revanche, si le mâle trépasse, la femelle recherche rapidement un remplaçant !
Nous apercevons le glacier au loin, à quelques kilomètres, alors qu’il recouvrait l’endroit où nous flânons il y a un siècle.
Cette première excursion nous fait découvrir en détail la flore de la région grâce à notre guide Augustin (français et fort sympathique) : nous y observons les Nothofagus (les espèces betuloide, pumilio et antarctica poussent dans la région), également appelés faux-hêtres et communs aux territoires issus de l’ancien super continent Gondwana (Amérique du Sud, Nouvelle-Guinée, Australie, Nouvelle-Calédonie, Nouvelle-Zélande), les sphaignes et mousses des tourbières, champignons, canelo ou cannelier, les fraises du diable (Gunnera magellanica) et bien sûr le Calafate (berbéris à feuilles de buis), emblème de la Patagonie dont le fruit produit d’excellentes confitures. Les Patagons disent qu’une fois qu’on a goûté au fruit du Calafate, on est envoûté par la Patagonie et on y reviendra forcément…
L’arbuste canelo fut sacré pour les Mapuches, très important aux Kaweskars pour la construction de leurs huttes grâce à son bois flexible mais également aux navigateurs européens par sa richesse en vitamine C qui les protégeait du scorbut.
Curiosité locale, le cyttaria ou Pan del Indio de son nom commun, est un champignon étrange mais comestible qui parasite exclusivement les Nothofagus. Il forme de petites boules de couleur jaune orangé et crée des boursouflures sur les arbres infectés.
Les castors d’importation
Cette virée nous permet par ailleurs d’observer les dégâts réalisés par les espèces exotiques. En 1946, vingt-cinq couples de castors ont été introduits sur l’île de Terre de Feu dans le but d’établir un commerce de fourrure. Malgré la rudesse du climat patagon, la période très froide des hivers s’avère trop courte pour permettre au castor de développer une fourrure de qualité. Relâchés dans la nature et en l’absence de prédateurs – contrairement au Canada d’où ils sont originaires – ils ont proliféré pour atteindre aujourd’hui entre cent et deux-cent mille individus ! Ils s’attaquent à des espèces protégées d’arbres nécessaires à la survie de plusieurs oiseaux, et inondent des zones à l’équilibre fragile, mettant en péril la biodiversité de la région. Pour remédier à ce problème, des visons ont été à leur tour importés pour s’attaquer aux castors. Cela n’a fait que provoquer un désastre écologique supplémentaire, les visons préférant manger des proies plus faciles comme les œufs des oiseaux endémiques.
Les castors se sont remarquablement bien adaptés à leur nouvel environnement, devenant presque une nouvelle espèce. Ils nagent de plus en plus loin (certains ayant même déjà traversé le détroit de Magellan), et menacent désormais le parc national Torres del Paine, réserve de biosphère de l’UNESCO et par là-même tout le continent sud-américain, forçant les autorités chiliennes et argentines à se pencher sur une solution d’éradication de l’espèce.
Les îlots Tuckers
Nous poursuivons vers les îlots Tuckers, où nidifient quelques milliers de manchots de Magellan. Ils cohabitent ici avec les labbes du Chili, qui ne sont pourtant pas de sympathiques voisins ! Ce prédateur marin n’hésite pas à pirater les autres oiseaux de mer, à tel point que s’il manque de nourriture, il se révèle capable de transpercer le ventre d’un pauvre manchot de son bec acéré afin de le dépouiller des poissons qu’il a dans l’estomac !
Quelques centaines de mètres plus loin, les cormorans impériaux se regroupent par centaines, exhibant à la naissance du bec de petites excroissances jaunes créées par les rejets de sel. Sur les falaises attenantes, nichent les cormorans de Magellan au contour de l’œil rouge et les goélands de Scoresby.
Parmi toutes nos photos, j’ai un faible pour celle où tous les touristes ont un air peu amène alors que le pilote du zodiac et le guide semblent nager en plein bonheur !
L’avenue des glaciers
Pendant la nuit, le Stella Australis contourne la cordillère Darwin par l’ouest, puis amorce la navigation dans le canal du Beagle, deuxième route – après le détroit de Magellan – permettant de connecter les océans Atlantique et Pacifique. Le navire s’immobilise dans la baie face au glacier Pia, dont la langue principale s’étend du sommet de la cordillère jusqu’à la mer. Les zodiacs nous déposent sur une moraine latérale (les moraines sont des amas rocheux entrainés par les mouvements du glacier, qui apparaissent souvent lors de son retrait), d’où la vue englobe entièrement la baie et le glacier. La crête de son front de mer s’élève à plus de cent mètres, et en son milieu, juste au-dessus de la surface de l’eau, s’est formée une voûte de quelques mètres de hauteur sous laquelle l’eau fondue s’écoule, puis se mêle à l’eau salée de la mer. De larges pans du glacier s’effondrent pendant notre observation, produisant à chaque fois une détonation tonitruante comme un coup de tonnerre, laissant croire qu’un écroulement généralisé est en cours !
Dans le prolongement du canal du Beagle, nous longeons l’Avenue des glaciers, chapelet de glaciers de vallée, glaciers suspendus (perchés sur le flanc d’une montagne) et glaciers côtiers (dont une langue descend jusqu’à la mer). Le glacier côtier Italia est le plus remarquable, se jetant presque immaculé dans la mer depuis les cimes.
Le Cap Horn
A proximité d’Ushuaia le navire met cap au sud, et stationne face au Cap Horn à l’aube. Le ciel arbore des gris variés mais la houle est faible, nous permettant de débarquer sur l’île et d’en arpenter une infime partie (l’île fait partie du parc national Cabo de Hornos). Un couple d’ouettes à tête grise musarde également par là, accompagné de ses trois petits (déjà gros). Dominant l’est de l’îlot, une immense sculpture d’albatros hurleur dédiée aux marins péris en mer a été érigée par l’Amicale Internationale des capitaines au long cours Cap-Horniers en 1992. Cette association créée en 1939 et dissoute en 2003, qui siégeait à Saint-Malo, regroupait les capitaines au long cours ayant commandé ou navigué sur les grands voiliers cap-horniers de tous pays. Ils désiraient par cette amicale perpétuer le souvenir de leurs navigations extraordinaires malgré la disparition des grands voiliers du Commerce au début du XXè siècle.
Le cap Horn est de loin l’extrémité la plus australe d’un continent : il se situe à 54°58’48’’ de latitude alors que le cap des Aiguilles en Afrique du Sud affiche 34°50’00’’ et l’extrémité sud de l’île Steward, au sud de la Nouvelle-Zélande, 47°17’23’’ (1° de latitude équivaut à environ cent onze kilomètres).
A notre grand enchantement, la mer inhabituellement calme décide le capitaine à contourner ensuite le Cap Horn par le sud au lieu de rebrousser chemin, nous permettant de naviguer dans le Passage de Drake, troisième et dernière façon de relier les océans Pacifique et Atlantique ! Alors que notre descente sur l’île ne m’avait pas enthousiasmée outre mesure, le contournement des majestueuses falaises, accompagnés de centaines d’albatros et de milliers de labbes et goélands se révèle magique.
Quatre Fuégiens en Angleterre
Nous débarquons ensuite baie Wulaia, site saisonnier historique de l’un des quatre peuples de Patagonie du sud : les Yagans (ou Yamanas). C’est ici que le capitaine Fitzroy enleva quatre jeunes Fuégiens de neuf à vingt-six ans, lors de sa première expédition à bord du Beagle, partie de Plymouth en 1826. Dans l’espoir d’en faire des traducteurs et de leur apprendre les manières des aristocrates anglais, il les livre à la bonne société anglaise qui découvre en eux une nouvelle attraction et les rend célèbres (ils rencontrèrent même la reine et le roi). Après quinze mois de vie britannique, les trois survivants (le quatrième est mort de la variole dès son arrivée en Europe) sont ramenés à Terre de Feu au cours du deuxième voyage du Beagle, à bord duquel se trouve Darwin. Centrée sur elle-même, la haute société anglaise leur offre à leur départ quantités de linge fin, porcelaine et autres cadeaux délicats totalement inappropriés en Terre de Feu. Les vêtements européens, impossibles à sécher dans le climat patagon, assurent à quiconque s’y accroche une mort rapide et certaine.
Rapidement, les trois Fuégiens oublient tout ce qu’ils ont appris de l’Angleterre puritaine et retournent à leur mode de vie ancestral. Les diverses tentatives du missionnaire qui les accompagne pour évangéliser la communauté se heurtent à une incompréhension générale et échouent. La société européenne bien-pensante – voulant à tout prix répandre sa vision du monde – n’apprend pas de ses erreurs et lors d’une déplorable tentative ultérieure au même endroit verra tout son corps missionnaire se faire massacrer.
Parcourant le cœur de la forêt magellanique, la promenade nous mène à un promontoire offrant un vaste panorama sur la baie et ses eaux émeraude. L’alternance de baies, monts et chenaux à perte de vue présente un paysage saisissant. En chemin, un pépiement intense résonne dans la futaie pendant quelques secondes : une cohorte de petites perruches – des conures magellaniques – apparaissent et virevoltent au-dessus de nous, puis se posent sur les arbres alentour. Au retour, nous découvrons également plusieurs pics de Magellan mâles, piquetant de petits trous bruns sur un Nothofagus afin d’en récolter les insectes.
La fin d’un continent
Notre périple de quatre jours s’achève à Ushuaia où nous découvrons que le Stella Australis est finalement de taille raisonnable. Puis nous admirons le magnifique trois-mâts Europa, vieux de plus d’un siècle, qui nous fait rêver à une expédition future en Antarctique : le Cap Horn se situe à moins de mille kilomètres de l’extrémité septentrionale du continent austral. Nous nous imaginons revenir un jour en Terre de Feu en explorateurs afin de découvrir l’Antarctique sur les traces d’Ernest Shackleton ! En 1914, ce dernier s’était lancé à l’assaut du Pôle sud à bord de son navire l’Endurance depuis la Géorgie du Sud. Même si la mission fut un échec, l’incroyable épopée de son équipage qui a survécu trois ans bloqué dans les conditions extrêmes du continent Antarctique est édifiante.
Après ces incroyables quatre mois passés en Amérique du Sud, nous voilà sur le départ pour un nouveau continent, après une journée de sursis à Buenos Aires. J’ai le sentiment d’avoir à la fois bien profité, et à la fois d’avoir dû sacrifier beaucoup de visites par manque de temps. Alors que nous avons vadrouillé presque partout en Equateur, le Chili recèle toujours de vastes espaces que nous n’avons pas pu explorer, sans parler des autres pays dont tout ou presque nous reste à découvrir ! Peut-être nous sera-t-il nécessaire de reprendre un congé sabbatique dans quelques années pour compléter ce voyage…
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Vous repensez deja à repartir en voyage! Le retour à la réalité (si il a lieu!) Va être dur on dirait! Hehe. Profitez bien!!
vraiment Laure et Fred vous résumez avec ses belles photos du Bout du Monde cette croisière inoubliable au cours de laquelle nous avons eu la très grande Chance de vous rencontrer bises colette et gérard
Enthousiasmés et admiratifs devant une telle érudition, nous avons pu revivre, grâce à vous chers Laure et Fred, ce magnifique périple que le Stella Australis nous a permis de découvrir. Très heureux d’avoir partagé ces quelques jours avec vous (à table), nous vous souhaitons bon vent pour la suite de votre long voyage. Amicales pensées.
André et Michèle
Nos voyages ne nous pas ( encore ) emmenés dans ces régions
lointaines . Vous nous faites rêver ! Grand merci .
Amicalement
J & G
Chers Laure et Fred,
j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le récit de cette magnifique croisière aux confins de l’Amérique australe (de même d’ailleurs que les autres récits de votre découverte de l’Amérique latine). J’ai eu beaucoup de plaisir à revivre ce périple que j’ai eu l’occasion de vivre avec vous.
Je vous souhaite une excellente poursuite de vos tribulations autour du monde.
Très cordialement. Michèle