- Le Ferghana tadjik
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Le Pamir
1. De Douchanbé à Boulounkoul -
Le Pamir
2. De Karakoul à la vallée du Wakhan
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Une fois la frontière ouzbéko-tadjike franchie, les négociations avec les chauffeurs de taxi tadjikes attendant le chaland démarrent. Notre mise en concurrence ne fonctionne guère, nos interlocuteurs semblant s’être entendu sur les prix afin de profiter des touristes fortunés (selon leurs critères). Nous parvenons sans encombre à Douchanbé, capitale du Tadjikistan, dans notre auberge où convergent tous les cyclistes et les motards prêts à en découdre avec les hauts-plateaux du Pamir.
Douchanbé
A sept cents mètres d’altitude, l’atmosphère est un peu moins étouffante qu’en Ouzbékistan mais nous visitons peu. Nous écumons plutôt les boutiques du centre-ville à la recherche de matériel de camping et de nouvelles cartes SIM tadjikes. Notre routeur 4G Beeline (opérateur télécom russe) acheté au Kirghizstan est bloqué pour les cartes concurrentes, et nous cherchons à le pirater pour avoir accès à un réseau acceptable au Pamir. Après enquête, nous découvrons que le meilleur hacker de Douchanbé – il est visiblement réputé et tient son petit stand dans l’antédiluvienne galerie commerciale du centre-ville – est malheureusement déjà parti en week-end. Notre séjour sur le « Toit du monde » – Bam-i-Duniah en tadjik, terme désignant le Pamir traduit en 1838 par l’explorateur John Wood, officier naval écossais ayant écumé l’Asie centrale – sera donc déconnecté !
Nous déjeunons dans une belle tchaïkhana historique indiquée dans notre guide, que nous suspectons d’être à l’origine d’indispositions intestinales ultérieures…
Lors du petit-déjeuner, nous rencontrons Melanie, anglaise aventureuse qui effectue régulièrement seule des voyages au long cours dans des pays méconnus. Nous décidons d’effectuer la première partie de notre trajet ensemble afin de réduire le coût de la location de notre 4×4 avec chauffeur jusqu’à Khorog, capitale de la province autonome du Gorno-Badakhchan (usuellement dénommée GBAO) qui couvre le Pamir tadjik.
De Douchanbé à la vallée de Bartang
La première journée de route nous mène à Kalaikhoum, ville-carrefour où se fondent les deux routes qui mènent à Khorog. Au départ de Douchanbé, nous empruntons l’itinéraire méridional qui frôle dans un petit massif montagneux le réservoir de Nourek, engendré par un barrage sur la rivière Vakhch. Née au Kirghizstan, cette dernière s’unit au Piandj cent-cinquante kilomètres plus au sud pour former l’Amou-Daria.
La route se poursuit vers le sud à travers de vastes plaines céréalières, puis rejoint les berges de la rivière Piandj, frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan. Nous observons à travers la vitre les paysannes qui s’affairent dans les champs de blé doré fauché, telles les glaneuses de Jean-François Millet, grand artiste du Cotentin.
Quelques kilomètres avant le fleuve, une guitoune militaire arrête tous les véhicules : un visa spécial est nécessaire pour accéder à la région autonome du Haut-Badakhchan. Et comme lors de chaque contrôle policier au Tadjikistan, notre chauffeur glisse un bakchich avant de repartir. En descendant vers le Piandj, nous apercevons au pied d’une falaise un groupe de moutons étrangement ordonné : recherchant probablement l’ombre, les premiers se collent à la falaise tandis que les suivants s’agglutinent à la queue-leu-leu pour s’obombrer la tête.
Des berges de la rivière, nous admirons nos premiers paysages afghans, composés de villages perchés sur les flancs des montagnes. Phénoménal, le débit du Piandj a emporté lors de la crue de fonte des neiges des tronçons de la route, détruisant quelques villages de chaque côté de la frontière. La reconstruction de la chaussée tout juste achevée nous permet d’emprunter cette voie de meilleure qualité et donc plus rapide. Du côté afghan, les chemins creusés dans la roche sont encore fréquemment détruits, isolant complètement certains villages. A maintes reprises nous observons des ouvriers afghans excaver les falaises afin de bâtir une nouvelle route. L’accès à leur chantier semble souvent impraticable et l’énergie dépensée pour ces travaux manuels pharaoniques nous impressionne.
Les villages qui nous font face sont fascinants, troglodytes ou construits en bordure de falaise. La richesse de cette région tient dans ses troupeaux, ses vergers, et ses champs céréaliers et fourragers. Quelques rares ponts traversent la rivière – et donc la frontière – et sont abondamment gardés et surveillés côté tadjik : le trafic de drogue présente un risque considérable dans la région, les trafiquants afghans écoulant une importante partie de leur héroïne à travers le Tadjikistan.
Geisev
Notre chauffeur nous dépose en début d’après-midi dans la vallée Bartang ; il nous récupèrera au même lieu deux jours plus tard. Nous traversons un petit pont suspendu au-dessus de la rivière Bartang et débutons l’ascension de la montagne vers le village de Geisev. L’hygiène incertaine des tchaïkhanas tadjikes commence à se manifester chez Fred, pour lequel la montée se révèle pénible et interminable. Après quelques heures de marche dans un décor très minéral, le long d’un impétueux torrent de montagne, nous surgissons soudainement au cœur d’une végétation luxuriante. Il me semble pénétrer dans le parc romantique abandonné d’un monde enchanté. Dans cette jungle chamarrée qui enveloppe le sentier, des fleurs de toutes couleurs, formes et tailles resplendissent ou se fanent déjà sous le soleil ardent. Nous déambulons quelques minutes dans ce décor ensorceleur qui s’ouvre sur le petit village de Geisev. Quelques maisons de terre s’élèvent sur les bords d’un petit lac opalin. Au voisinage des berges, la farine glacière qui confère à l’eau cette teinte bleu laiteux s’efface, la laissant soudainement translucide. Aux alentours, de petits champs cerclés de murets de pierre sont déjà fauchés tandis que les bergers mènent paître leurs troupeaux plus haut sur les flancs de la montagne. Des ruches et des potagers bien entretenus complètent les provisions des habitants. J’ai vraiment le sentiment d’avoir découvert ici un petit paradis. Le lieu suscite moins d’émotions chez Fred, mais peut-être son mécontentement intestinal est-il trop prégnant pour lui permettre de savourer cette atmosphère poétique et bucolique.
La première chambre d’hôtes est déjà complète et le propriétaire nous enjoint de rallier le hameau suivant. Les vingt minutes de marche annoncées durent près d’une heure et nécessitent sur la fin l’usage de nos lampes torches ; nous arrivons fourbus. La chambre d’hôtes est composée d’une vaste pièce composée sur trois côtés d’une large estrade surélevée à soixante-dix centimètres de hauteur, sur laquelle sont disposés les traditionnels matelas centrasiatiques.
Les repas sont servis sur une tcharpaïa – grand châlit de bois à quatre pieds, recouvert de couvertures matelassées et de coussins colorés – en contrebas de la maison, sur la rive de la rivière. A part pour Fred qui mange dans la chambre et ne quitte son lit que pour visiter les toilettes. J’en profite pour bouquiner tandis que Melanie part en quête des deux lacs renommés en amont de la vallée. Fred jouit d’une période d’accalmie en fin d’après-midi, dont nous profitons pour contempler le premier de ces lacs, surplombé de hauts sommets encore partiellement enneigés.
De Khorog à Batchor
Notre chauffeur nous récupère le lendemain matin comme convenu au pied de la vallée et nous mène jusqu’à Khorog, capitale du GBAO. Nous quittons alors Melanie et faisons connaissance avec notre nouveau chauffeur Zhora qui nous accompagne les dix jours suivants. Notre Lada Niva rutilante s’engouffre sur la route soviétique M41 à destination de Batchor ; nous devons y passer la nuit et décamper aux aurores pour deux jours de randonnée à cheval jusqu’au village de Boulounkoul. Malheureusement Fred est loin d’être ragaillardi et alterne siestes et prospection des toilettes. Comme souvent, les latrines consistant en un cabanon de planches sans porte tournent le dos à la route et s’ouvrent sur la vallée. Leur fréquentation n’est donc pas réellement détendue, de peur d’y recevoir une visite inopinée. Les gogues sont cependant singuliers : deux orifices se côtoient dans les planches de bois. Nous nous demandons bien qui souhaite partager ce moment avec un voisin ! Fred ne tarde pas à le découvrir, lorsque le fils de nos hôtes tente de s’insinuer près de lui ; heureusement son regard assassin force le nouvel arrivant à changer de plan.
Notre randonnée équestre est donc annulée ; j’en profite pour travailler sur l’écriture de mes articles et discuter avec Zhora de la vie dans le Pamir.
Du temps de l’URSS
Après une longue indécision, je le questionne sur l’époque soviétique. Zhora est ravi de la disparition du régime communiste, depuis laquelle il travaille à son compte chaque été comme chauffeur pour les touristes. En gérant judicieusement son argent, le petit pécule ainsi accumulé lui permet de vivre toute l’année et il apprécie la liberté du nouveau système étatique. Afin de diversifier les points de vue il me présente le voisin de nos hôtes, convaincu du contraire. Instituteur sous l’union soviétique, il vivait alors décemment dans une vallée équipée d’écoles, de dispensaires et approvisionnée en électricité. Aujourd’hui il ne perçoit quasiment aucune retraite et peine à survivre de son agriculture tandis que les services publics se sont étiolés.
Les soviétiques soutenaient considérablement la région autonome du Gorno-Badakhchan dépendant ainsi directement de Moscou, en assurant dans la région une éducation de grande qualité qui engendra une élite pamirie. A l’indépendance, la province qui subsiste grâce à la redistribution des richesses de l’URSS se trouve complètement démunie dans un pays exsangue, en proie à une terrible guerre civile. La région demeure cependant préservée du conflit et parvient à sauvegarder en partie son système éducatif.
Les ismaéliens et l’Aga Khan
Zhora me révèle que les Pamiris sont chiites ismaéliens contrairement à la majorité des autres Tadjiks, musulmans sunnites. Leur chef spirituel, le prince Karim Aga Khan IV quarante-neuvième imam des ismaéliens, partage sa vie entre Chantilly (où il possède une écurie réputée) et la Suisse. Dans le domaine équestre, l’Aga Khan est connu pour avoir possédé plusieurs champions, dont Shergar qui gagna en 1981 le Derby d’Epsom par dix longueurs d’avance. Ce cheval est malheureusement également célèbre pour avoir été kidnappé en 1983 et n’avoir jamais été retrouvé. Cet enlèvement n’a pas été revendiqué mais l’IRA, qui cherchait à financer ses achats d’armes par des rançons, demeure le principal suspect. Un ancien membre de l’IRA devenu informateur pour la police déclara ainsi que le commando inexpérimenté avec les chevaux avait paniqué face à la violence de l’animal et l’avait abattu quelques heures seulement après le rapt.
L’Aga Khan fonde en 1967 sa fondation qui aide des populations très pauvres et marginalisées, en particulier les femmes et les jeunes filles, dans les domaines du développement rural, de la santé, de l’éducation et de la société civile. Les ismaéliens contribuent par ailleurs en fonction de leurs moyens à une cagnotte globale qui permet une répartition des richesses et de soutenir les besoins de développement et d’éducation des croyants les plus pauvres. Le modèle ismaélien permet notamment de financer des études d’excellence pour les jeunes ismaéliens brillants et d’ainsi élever les revenus globaux de la population.
Bien que la fondation intervienne dans des régions à dominante ismaélienne, elle aide l’intégralité des populations dans les régions soutenues, quelle que soit leur confession. Ainsi dans le Pamir tadjik, les sunnites kirghizes, bénéficient comme les chiites ismaéliens des financements de la fondation, ainsi que des nombreuses aides humanitaires émanant d’autres pays ou d’organisations internationales.
Dans les villages que nous parcourons, de larges banderoles suspendues dans les rues affichent « 60 ». Après investigation, je découvre que 2017 célèbre la soixantième année d’imamat de l’Aga Khan !
De Batchor à Boulounkoul
Fred étant un peu revigoré le jour suivant, nous nous scindons en deux groupes : tandis que je randonne à cheval le long la rivière Gunt jusqu’à la berge occidentale du lac Yashilkul, Fred et Zhora m’y rejoignent en voiture en contournant la montagne Gora Bakchigir. Les deux itinéraires sillonnent un paysage aride et rocailleux en dehors des berges de la rivière qui offrent un havre apprécié. La randonnée de sept heures se déroule sans encombre, ma monture se révélant tout à fait charmante. Une discussion avec le guide dès le premier jour m’avait fait remarquer son regard torve : il semblait se faire des idées sur les femmes d’Europe. Il espérait visiblement que je ferais la randonnée sur deux jours, seule avec lui et que je partagerais naturellement sa tente. Ma réponse ayant alors été relativement limpide – il ne restait de plus qu’une seule journée de chevauchée, donc pas de camping –, il avait visiblement renoncé à ses ambitions et je n’ai pas eu à me plaindre de lui.
L’arrivée au lac est ardue pour les chevaux : un éboulis de gros rochers obstrue l’accès au déversoir de la rivière Gunt. Le niveau de l’eau se révélant plus haut que prévu, nous rebroussons chemin en tâtonnant et traversons le lac juste en amont, où le courant moindre facilite la tâche des chevaux. Zhora et Fred attendent depuis quelque temps au bureau du garde en charge de la surveillance de l’exutoire du réservoir. Nous longeons le lac jusqu’au village de Boulounkoul où nous séjournons pour la nuit. La déception de découvrir que notre chambre d’hôtes est dépourvue de douche se combine à la révélation que Zhora, fort malin, a profité de l’étape chez le garde du réservoir pour en prendre une. Depuis Kalaikhum, nos pensions n’ont pas l’eau courante et nous n’avons effectué qu’un lavage sommaire avec une bassine à Batchor.
Le village de Boulounkoul, d’allure assez austère avec ses petites maisons blanches éparpillées, offre un charme désuet de ville du Far-West. Le petit lac du même nom est cerclé de marécages où paissent les yacks. Cette bourgade est réputée pour être l’une des plus froides au monde : le minimum absolu relevé y est de -63°C. Les troupeaux de chèvres, de moutons et de chevaux vivent donc plusieurs mois dans les étables tandis que seuls les yacks sont capables de résister à ces températures extrêmes. Cependant quelques années plus tôt, un troupeau de yack s’était aventuré sur le lac gelé qui s’était effondré sous leur poids. Les malheureuses bêtes n’avaient pu être secourues et avaient péri.
Un accès difficile aux énergies
Le Pamir oriental a particulièrement pâti de la chute de l’URSS. Les villages autrefois approvisionnés en énergie électrique grâce à des générateurs diesels et une centrale hydraulique de la province de Mourghab se retrouvèrent sans électricité à cause de la rareté et la cherté du gasoil (hormis la ville de Mourghab qui profitait encore de la centrale). La vétusté de la centrale datant de 1964 l’a cependant condamnée à un arrêt définitif au printemps 2016 ; les autorités promettent néanmoins une réparation pour le deuxième semestre 2018. Aujourd’hui, seules les maisons équipées d’un panneau solaire ont de la lumière quelques heures en soirée. Par ailleurs, les habitants de la région étant assez pauvres, acheter du charbon pour se chauffer s’avère souvent au-dessus de leurs moyens. Ils ont ainsi abondamment récolté la krascheninnikovia, l’unique broussaille à pousser dans la région, afin de l’utiliser comme combustible. Or cette plante représente une part importante de l’alimentation du mouflon de Marco Polo, lui-même proie des léopards des neiges. Cette récolte nuit ainsi à ces deux espèces déjà vulnérables. Le Comité de préservation de l’environnement et les réserves de chasse subventionnent désormais le charbon pour les habitants de la région de Mourghab afin de préserver l’écosystème, d’autant plus que la destruction plus ancienne des forets de la région au profit de surfaces de pâturage avait déjà fortement appauvri la terre et la régénération des sols.
Depuis Khorog qui ne s’élève qu’à 2000 mètres, nous avons rejoint le haut plateau du Pamir qui culmine à plus de 3700 mètres d’altitude. Nous y passerons les six prochains jours avant de rejoindre la vallée de Wakhan qui redescend vers Khorog en longeant la frontière afghane.
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Continuons à rêver d’autres terres. . . d’autres modes de vie . . . dans cette Asie Centrale
que nous avons tant appréciée .
Merci