Puerto Natales, village de pionniers qui semble perdu dans le temps malgré ses boutiques de vente et de location de matériel de camping et randonnée, est une étape paisible sur les routes de la province Última Esperanza. Vociférant sur d’autres contrées, le vent nous laisse un peu de répit et nous profitons même d’une longue journée ensoleillée.
Par une belle matinée, Fred et moi rejoignons le parc Torres del Paine, à l’entrée duquel les bus se succèdent, déversant leur flot de touristes désireux de découvrir ses paysages grandioses. Peu avant notre arrivée dans le parc national, nous sommes ralentis par un colossal troupeau de bovins dirigé par quelques huasos à cheval, équivalents chiliens du gaucho argentin ou cow-boy états-unien.
Une grande partie du parc n’est accessible qu’à pied, et la plupart des marcheurs s’orientent vers le circuit « W » qui permet de découvrir la majorité des sites spectaculaires de la région. A la haute saison, les touristes étant légion, nous décidons d’effectuer le circuit « O » qui inclut le circuit « W » mais le complète d’un trajet beaucoup moins fréquenté. Cela permet de savourer la nature unique de la Patagonie à l’écart des foules.
La boucle complète – sans compter notre marche sur glacier et l’excursion en kayak d’une demi-journée chacune – totalise cent-vingt-cinq kilomètres et six mille deux-cents mètres de dénivelé cumulé positif (et donc autant de négatif) parcourus en sept jours de randonnée.
Le Nord du circuit « O »
A l’entrée du parc, les fameuses Torres del Paine – tours de granite plantées au sommet de la montagne et dominant un petit cirque qui abrite un lac bleu – hissent la tête hors des nuages. Depuis le lieu-dit Las Torres, nous nous orientons vers le camping Serón, situé plus au nord. Le début du parcours nous rappelle la végétation européenne avec ses champs de marguerites, de pissenlits et de trèfles balayés par les vents. La sente contourne le massif del Paine par l’est, et traverse régulièrement des cours d’eau dévalant les pentes et des mares de boue. Au seuil de la vallée tapissée des eaux bleu-vert du rio Paine, une dizaine de condors andins planent à cent mètres au-dessus de nos têtes, cherchant des charognes à dépecer. Le vent chaud qui se lève au cours de l’après-midi nous surprend : nous savons depuis longtemps qu’en Patagonie, à toute époque, de terribles rafales de vent, la pluie et la grêle peuvent s’abattre sur nous, les quatre saisons pouvant chacune s’observer plusieurs fois par jour. Mais nous étions surtout mentalement préparés pour le froid. Les nuages se replient, et en fin de journée nous jouissons de la chaleur du soleil pour bouquiner pendant qu’un caracara huppé vague dans les herbes.
Au camping, une tente avec duvet et tapis de sol, ainsi que la pension complète sont réservés. Nous sommes seuls à diner puis petit-déjeuner dans la cuisine – salle-à-manger du camping, tous les autres campeurs voyageant en autosuffisance.
Le lendemain à l’aube nous décampons vers le refuge Dickson. Grâce à leur colonisation par des pousses parasites dont les nuances varient du vert clair au brun-orangé, les arbres rehaussent ponctuellement le paysage. Le sentier longe le fleuve et ses belles couleurs avant de s’élever dans la montagne, qui nous offre d’une petite crête une superbe vue sur les méandres du rio Paine et le lac du même nom, dominés par les montagnes enneigées au loin. Parvenus au col, le véritable vent patagon surgit enfin. A chaque pas les rafales nous déséquilibrent, stoppant net notre élan. Chaque pied levé provoque quelques secondes d’incertitude, pendant lesquelles nous devons lutter âprement pour ne pas nous laisser entraîner en arrière par la force puissante des bourrasques. Ce combat acharné avec le vent qui me fouette le visage se termine enfin après quelque temps, et je remercie les lourds nuages noirs qui commencent à s’amonceler d’avoir pris leur temps, m’épargnant les gifles d’une pluie cinglante. Dans un brouillard de plus en plus dense, nous traversons des paysages de marécages et de forêts jusqu’à la colline dominant le refuge, où les premiers icebergs flottant à la surface du lac Dickson apparaissent. La vue est magnifique mais la pluie fine et tenace qui nous a rejoint depuis peu ternit les photos.
Dégoulinants et couverts de boue, nous sommes enchantés d’atteindre le petit refuge où un poêle à bois nous attend. L’atmosphère y est très chaleureuse, et Rodriguo qui s’occupe de l’accueil et du service se révèle charmant : nous nous sentons comme à la maison.
Le périple de Magellan
Je profite de ce confort pour découvrir au coin du feu l’extraordinaire histoire de Magellan, dont la flotte découvrit la Patagonie au cours du premier tour du monde en 1519 – 1522, et duquel seuls dix-huit marins sur deux-cent-soixante-quinze (et un navire sur cinq) sont rentrés en Espagne. Malencontreusement pour lui, Magellan ne faisait pas partie des dix-huit.
Ses navires quittent Sanlúcar de Barrameda, ville située dans l’estuaire du Guadalquivir – juste à l’ouest du détroit de Gibraltar, le 20 septembre 1519. Induit en erreur par une carte maritime qui représentait l’embouchure du rio de la Plata comme un passage entre les océans Atlantique et Pacifique, il s’oriente vers ce gigantesque delta dès le début de son voyage, convaincu de pouvoir effectuer rapidement son tour du monde et rejoindre par l’ouest les mythiques Moluques, paradis des épices. Il espère alors que cette route par le couchant sera plus rapide que celle du levant, trajet emprunté depuis plusieurs décennies par tous les navigateurs mettant cap vers les Indes. La valeur extraordinaire des épices à l’époque – elles étaient plus recherchées que n’importe quel métal précieux – justifiait le voyage.
Le rio de la Plata, qui dessine près de la côte atlantique la frontière entre l’Argentine et l’Uruguay, est considéré par certains géographes comme un golfe ; regardé comme une rivière, c’est la plus large du monde, atteignant jusqu’à deux-cent vingt kilomètres. Les navires passent deux semaines à explorer ce golfe avant que Magellan ne se rende à l’évidence de l’erreur cartographique, et décide de poursuivre son exploration plus au sud. Les espoirs déçus se succèdent en longeant la côte sud-américaine et le 31 mars 1519, le capitaine décide que la flotte doit hiverner dans la baie San Julián en Patagonie argentine, à l’abri des tempêtes de l’hiver austral. Le climat terrifiant (les marins ne connaissaient pas le projet de Magellan à leur départ et s’attendaient à voguer vers les climats cléments de l’océan Indien) et le rationnement de la nourriture poussent certains à la mutinerie. Magellan est implacable, punit les responsables et continue sa quête au printemps, dès que le temps leur permet de remettre le cap vers le midi. Alors que même le marin éponyme commençait à douter de son existence, le détroit de Magellan est finalement découvert le 21 octobre 1520. En poursuivant le voyage vers l’ouest, le célèbre navigateur a effectué l’une des plus extraordinaires découvertes : il a prouvé que la Terre est ronde !
Suite du « O » tour
L’étape du lendemain vers le camping Los Perros est courte, mais recèle de très belles vues sur les montagnes que nous avons la chance de voir se découvrir au cours d’une éclaircie inattendue. La végétation a bien changé ; la laie s’enfonce dans la forêt, franchissant quelques passages marécageux, puis débouche sur un glacier suspendu s’achevant en petit lac de montagne.
La journée suivante se révèle longue et difficile, comptant sept-cent trente mètres de dénivelé positif suivis de mille deux-cents mètres de dénivelé négatif, chacun presque sans interruption. Nous quittons donc le campement dès potron-minet. L’ascension jusqu’au col John Gardner est abrupte et intense, et nous ressentons vivement l’effort supplémentaire que requièrent nos sacs à dos pesant respectivement dix et quinze kilogrammes. Heureusement le chargement en eau potable est inutile, les nombreux torrents qui ornent le parc nous permettant de remplir nos gourdes dès que nécessaire. C’est d’ailleurs la meilleure eau minérale que l’on ait bue depuis longtemps !
Le sentier traverse à son début d’immenses bourbiers, nous forçant à jouer les équilibristes et contourner – dangereusement – les obstacles afin d’éviter de remplir nos chaussures d’eau terreuse. Puis la grimpette véritable débute, très raide à travers le désert caillouteux de la montagne ; partie entièrement recouverte de neige en hiver. Peu avant l’arrivée au col, des vents brutaux se manifestent à nouveau, m’incitant à me jeter à terre au cours d’une rafale pour ne pas me faire renverser. Ils semblent s’effondrer du ciel pour s’écraser sur les cimes, dévalant chaque flanc de la montagne avec une grande violence, comme pour en défendre le point culminant.
Même si je n’ai malheureusement pas le fameux drapeau patagon bleu-blanc-vert à hisser, l’ondoiement du blason normand dans les airs australs réunit mes deux nations de cœur.
Le glacier Grey
Parvenus au col, une vue majestueuse sur le glacier Grey s’offre à nos yeux : nous observons l’immense langue de vingt-sept kilomètres de long sur quatre kilomètres de large, extrémité du gigantesque champ de glace Campo de Hielo Patagónico Sur – troisième calotte glaciaire après l’Antarctique et le Groenland – qui part mourir dans le lac Grey. Au fur et à mesure de notre descente, son relief haché se dévoile, modelé par les crevasses et les excroissances torturées. A la surface du lac, un superbe iceberg large de plusieurs dizaines de mètres apparaît, resplendissant d’un bleu intense et éclatant, qui parait presque surnaturel.
Cette couleur que j’avais pourtant dû observer sur des photos auparavant m’intrigue fortement. Mon enquête établit malheureusement que l’explication de ce phénomène est loin d’être triviale : il semblerait que la couleur de l’eau soit principalement due aux vibrations des liaisons hydrogène – oxygène de la molécule d’eau lors de l‘arrivée des photons, qui entraînent une absorption sélective des couleurs du spectre visible de fréquences proches du rouge et orange, révélant la couleur complémentaire bleue (pouvant pencher vers le bleu-vert). La teinte de l’eau n’est perceptible que pour de grandes masses d’eau, qu’elle soit sous forme solide, liquide ou de gaz – au moins un mètre de profondeur est nécessaire, elle parait par exemple transparente dans un verre. Dans le cas particulier des glaciers, la couleur devient de plus en plus vive au fur et à mesure que la glace est compressée (par les couches de neige supérieures), chassant les bulles d’air qui avaient été emprisonnées et érodant les surfaces réfléchissantes. De plus, en rebondissant sur les molécules de glace, les ondes subissent un important phénomène de diffusion qui amplifie l’intensité de leur teinte bleue.
J’espère ne pas avoir compris de travers et raconté de faussetés, si un spécialiste de la question est en désaccord avec mes explications, les corrections sont les bienvenues !
Après notre première soirée au refuge Grey où nous retrouvons la foule et un vrai bar où un Pisco Sour de bienvenue nous est servi (il n’y a pas que des désagréments à retrouver nos semblables), nous partons dès l’aurore gravir un petit bout de glacier avec un guide. Il crachine sérieusement et les températures ne doivent pas dépasser les dix degrés, glaçant nos légers gants de tissu. Le glacier, somptueux, révèle de fantastiques crevasses, petits lacs ou cascades chatoyant d’un bleu resplendissant. Le champ est immense et nous n’en parcourons qu’une infime partie, inspectant toutes les anfractuosités que nous rencontrons sur notre chemin. Les trois heures de marche avec crampons et piolets (plus les deux heures de gravissement et de préparation) passent vite, même si les retrouvailles avec le poêle ne sont pas désagréables.
Le lendemain, nous effectuons à nouveau une excursion vers le glacier, en kayak. L’explication des consignes prend du temps, les organisateurs voulant assurer une issue positive à l’excursion : l’eau du lac étant à trois degrés Celsius, nous ne pouvons guère nous permettre de nous retourner ! Il bruine toujours sur le lac, mais plus en hauteur la neige couvre progressivement les cimes qui nous entourent. Notre petit groupe s’approche du glacier par le lac, mais garde toujours quelques dizaines de mètres de distance de sécurité : des icebergs peuvent se détacher à tout moment de la masse principale. A son extrémité, la glace émerge de vingt à vingt-cinq mètres de hauteur et peut atteindre plusieurs centaines de mètres de profondeur sous l’eau. Même si la glace a une densité plus faible que l’eau liquide, elle atteint tout de même près d’une tonne le mètre cube – autour de neuf-cent vingt kilogrammes. Donc même un ridicule iceberg de dix mètres cube pèse neuf tonnes, créant un mini tsunami lorsqu’il se détache du front de glacier ! Sachant que l’énorme iceberg qui flotte devant nous était trois à quatre fois plus imposant lors de sa rupture deux mois auparavant – et que quatre-vingt-dix pour cent d’un iceberg se trouvent sous l’eau – sa chute a dû générer de belles vagues !
Les accompagnateurs n’en sont pas à leur coup d’essai : passionnés de kayak, ils ont effectué l’an dernier une expédition de Punta Arenas à Puerto Natales (en portant leur kayak deux fois pour franchir des bras de terre), traversant des contrées désolées et inhabitées par un temps froid et pluvieux (ils avaient eu seulement deux jours de soleil sur les trente-trois jours qu’a duré leur aventure, bien qu’au cœur de l’été).
Le circuit « W »
Après nous être réchauffés une heure auprès de leur poêle, nous nous carapatons vers le refuge Paine Grande. La pluie nous cingle le dos tout au long du chemin, accompagnée de grains sporadiques. Alors que le temps se dégage peu avant notre arrivée, un arc-en-ciel s’esquisse devant le lac Pehoé, dont la couleur incroyable – typique de certains lacs glaciaires – ne semble pas naturelle. Au cours de leurs mouvements, les glaciers broient les roches contiguës en particules très fines appelées farine de roche ou farine glaciaire, qui apparaissent ensuite en suspension dans les rivières et peuvent leur donner un aspect laiteux ou des couleurs pouvant varier du gris, au blanc, marron clair ou bleu-vert irisé. Quand ce type de rivière se déverse dans un lac glaciaire, celui-ci peut apparaître intensément turquoise, comme dans le cas du lac Pehoé.
Avec l’arrivée du beau temps, la Punta Bariloche et les Cuernos del Paine – toujours saupoudrés d’une fine couche de neige tombée depuis la veille – se dévoilent, offrant un spectacle magnifique. Les Cuernos sont très impressionnants et remarquables par leur composition : la base et le sommet, très foncés, sont issus d’accumulations sédimentaires érodées par les glaciers, alors que leur partie centrale est composée de granite clair. L’une des « cornes » me fait penser à une gigantesque cloche, mais peut-être sont-ce juste mes racines et l’artisanat sourdins qui se rappellent à moi ! Je trouve ces montagnes magnifiques et ne me lasse pas de les admirer tout au long du chemin qui nous mène à la Valle del Francés, que nous gravissons. Le cirque dominé par le belvédère Britannico est cerné de montagnes de formation et d’aspect variés, issues comme les voisines de l’activité tectonique ou de la sédimentation, puis de l’érosion par les glaciers et les vents.
Le chemin qui mène au camping Los Cuernos côtoie le lac Nordenskjöld – à la couleur encore extravagante, le long de belles plages de galets clairs où nous apprécions les rayons chauds du soleil qui évoquent même les tropiques (cependant insuffisants pour nous décider à nous baigner dans une eau à cinq degrés) !
Le jour suivant nous conduit au camping El Chileno, base de notre ascension vers les fameuses Torres del Paine. Afin de profiter du lever du soleil depuis le mirador, nous décampons dès quatre heures du matin. L’ascension est abrupte et éprouvante, mais nous parvenons au point de vue à temps pour discerner les couleurs varier sur les Torres, rougeoyant même pendant quelques instants. Une fois redescendus au site de l’hôtel Las Torres, notre périple s’achève.
Le parc et les steppes de Patagonie
Nous sommes épuisés, mais ravis d’avoir été plutôt chanceux avec le temps qui nous a permis d’admirer toutes les merveilles du parc, et accompagnés de la pluie uniquement quand nous dormions en refuge le soir, et non sous tente. Mais nous nous rendons aussi compte que nous avions quelque peu sous-estimé la difficulté de la randonnée, particulièrement les nombreux bourbiers et l’accumulation de la fatigue physique après plusieurs jours d’effort, surtout avec vingt pour cent de poids supplémentaire ! La partie spécifique au « O » nous a particulièrement plu, avec des randonneurs plus proches de la nature et moins de tourisme de masse. Cependant, les paysages du fameux circuit « W » méritent de supporter quelque temps les nombreux randonneurs – et encore, il n’y a aucun accès en voiture, préservant le sentier de bien des désagréments.
De retour à Puerto Natales, nous dînons dans un excellent restaurant. Contrairement à ce que nous imaginions, la cuisine patagone que nous avons goûtée était excellente et très fine, avec pour spécialités l’agneau, le lièvre et des fruits de mer dont le centolla, crabe royal de Patagonie. La traversée en bus jusqu’à Punta Arenas nous permet enfin d’observer les moutons qui infestent les plaines patagones, tels d’innombrables petits parasites accrochés aux touffes d’herbe. Cependant, les bovins nous semblent presque aussi nombreux et guère plus naturels !
Malgré tous les superbes paysages au milieu desquels nous avons évolué pendant ces neuf jours de randonnée, il me manque quelque chose à l’issue de ce séjour. J’aurais aimé prendre le temps d’errer dans des endroits plus reculés, m’imprégner de la nature et de l’histoire de ces contrées éloignées (même si j’ai déjà beaucoup appris à travers mes nombreuses lectures de romans et d’articles, et mes discussions avec des guides notamment), à l’abri de ceux qui viennent au parc juste pour cocher une croix sur la longue liste des destinations à faire.
Je n’ai aucun doute sur le fait que je reviendrai, il reste juste à savoir quand.
Album Google Photos
Épuisés, vos yeux le disent, mais ô combien récompensés des efforts fournis tant les spectacles offerts par Dame Nature méritaient cet investissement !
Superbe !
Bisous
Ouf! Y avait des poêles! Elles sont où les photos de toi contre les poêles?
Wahou, mais que tout ça est gigantesque ! La photo des kayaks, entourés d’icebergs et prise au ras de l’eau est impressionnante. On doit se sentir minuscule, vulnérable, quantité négligeable…
Laure, j’ai fait de mon mieux, mais sur la partie concernant l’agitation des particules et la couleur de l’eau, j’ai décroché!… Fred pourra témoigner de ma piètre affinité avec la physique…
Bonne continuation les Argonautes, je vous embrasse.
Et combien serai-je épaté de fois ?
(d’apres Bobby Lapointe)