Región Aisén del General Carlos Ibáñez del Campo
Je rêve de descendre la Carretera Austral en voiture, route du bout du monde, jusqu’à son terminus à Villa O’Higgins. Je voudrais prendre le temps de m’arrêter partout et de découvrir le début de la Patagonie à mon rythme. Malheureusement cela nous est impossible avant de rejoindre le parc Torres del Paine où la randonnée « O » nous attend. Mais ce n’est que partie remise…
Nous embarquons donc à Puerto Montt sur le ferry Evangelista de la compagnie Navimag, qui va nous emmener à Puerto Natales, au cours d’un trajet de trois jours et mille cinq cents kilomètres le long des golfes et canaux patagons. Le ferry a avant tout vocation à transporter les marchandises vers la région de Magallanes et de l’Antarctique chilien, qui n’est reliée au reste du pays par aucune route (il faut traverser l’Argentine pour joindre les deux parties). Il transporte également des passagers désireux de découvrir cette région extraordinaire et difficilement accessible.
Le navire nous rappelle notre cargo du départ par bien des aspects et nous avons plaisir à rôder sur ses ponts.
Comme tous les fjords, ceux de Patagonie se composent de vallées creusées par les glaciers lors de périodes glaciaires. Les spécialistes estiment que la dernière a débuté il y a environ 110 000 ans et s’est terminée il y a 12 000 ans. Les fjords créés pendant cette période sont situés à des latitudes assez élevées, les glaciers étant restés confinés autour des pôles. Au cours du réchauffement climatique d’environ 3,5°C observé après cette glaciation, une grande partie des glaciers a fondu, faisant remonter le niveau de la mer de 120 mètres. Celle-ci a alors envahi ces vallées morcelées, aux contours souvent abrupts et déchiquetés, créant les fjords tels que nous les connaissons.
Nous entamons notre périple sous un soleil radieux et croisons rapidement nos premiers albatros en longeant les chenaux ceinturés de montagnes très boisées. Passés les derniers bacs d’élevage de saumon au sud de Chiloé, nous n’apercevons plus une maison ou âme qui vive sur les côtes.
Le saumon chilien
L’élevage intensif du saumon dans le sud du Chili – deuxième producteur mondial après la Norvège – cause de forts problèmes environnementaux. Pour protéger les poissons de la bactérie mortelle Piscirickettsia salmonis, ils subissent de lourds traitements antibiotiques incorporés à leurs aliments. Le risque pour la faune et la flore environnantes est double : ce qui n’est pas mangé par les saumons amassés dans les cages immergées en mer va contaminer tout ce qui vit dans la région – en commençant par le plancton situé en début de chaine alimentaire ; et lors de la dernière crise sanitaire qui a entrainé la mort d’une grande partie de la production, les poissons morts ont été déversés en pleine mer, procurant d’énormes quantités de nourriture toxique à la faune marine.
A plusieurs reprises, une gigantesque « marée rouge » a envahi les côtes chiliennes, empoisonnant mortellement quelques personnes et de nombreux poissons et fruits de mer. Cette prolifération rapide de micro-organismes regroupés dans le phytoplancton peut avoir des origines naturelles (notamment la hausse de la température de l’eau due au phénomène El Niño) mais des enquêtes sont en cours pour déterminer si les poissons infectés peuvent également être à l’origine du phénomène (il est prouvé que les résidus chimiques agricoles peuvent la générer ou l’amplifier). En juin 2015, 337 cadavres et squelettes de rorquals boréals (espèce de baleine en danger) ont été retrouvés dans un fjord reculé de Patagonie. Les scientifiques dépêchés sur place suspectaient alors une « marée rouge » comme origine de leur mort ; il restait à déterminer si l’activité de l’homme pouvait en être la cause. Je n’ai pas trouvé de réponse catégorique à cette question sur internet.
Depuis quelque temps, le guide naturaliste à bord de l’Evangelista a observé des maladies de peau sur certaines baleines. Traversant les fjords de Patagonie occidentale deux fois par semaine depuis sept ans, il est un allié sur le terrain vital pour les centres scientifiques qui étudient la région. Il voue une haine féroce à l’élevage intensif de saumon qu’il considère responsable du développement de nombreuses maladies de la faune marine par la propagation des antibiotiques dans le plancton.
Les hommes du bout du monde
Les fjords de Patagonie, depuis le Golfe de Peñas jusqu’aux îles occidentales de l’archipel de la Terre de Feu, ont abrité pendant de nombreux siècles le peuple pêcheur – chasseur – cueilleur Kaweskar, dénommé Alakalufe par les colons. Dans leur langue, leur nom signifie tout simplement « les hommes ». Comme les autres peuples indigènes d’Amérique, les Kaweskar ont au fil du temps descendu les Amériques depuis le détroit de Béring. Fuyant les autres peuples, ils sont allés toujours plus loin. Devenus un peuple de l’eau, ils se déplaçaient dans leurs simples canots malgré le froid, la pluie, les tempêtes et le terrible vent froid descendant des montagnes, le williwaw. Ces nomades de la mer s’enduisaient de graisse de phoque pour se protéger de températures avoisinant souvent 0°C, vivaient presque nus sur leur canot, transportant toujours leur feu en son milieu, et n’établissant des campements sommaires sur les grèves que lorsque nécessaire. Les femmes pêchaient en apnée les cholgas, grosses moules typiques du sud chilien, dans une eau qui pouvait descendre en dessous de 5°C.
Quand les Européens ont découvert ces territoires et commencé à les explorer, les marins ont composé un proverbe pour décrire la vie sous ces latitudes australes : « Sous 40 degrés, il n’y a plus de lois, mais sous 50 degrés, il n’y a plus de Dieu. ». Constamment malmenés par les éléments, les Kaweskar n’ont en effet jamais imaginé l’existence d’un dieu bon et miséricordieux, mais seulement des entités malfaisantes qui n’apportaient que la mort.
Ce peuple – de même que les trois autres peuples du sud de la Patagonie qui vivaient comme à l’âge de pierre jusqu’à l’arrivée des colons – a disparu progressivement depuis l’arrivée des Européens. Considérés moches, puants et arriérés par ces derniers, ils n’ont pas eu de meilleur sort que d’être d’abord repoussés et pourchassés, puis évangélisés et sédentarisés de force, décimés par les nouvelles maladies ou exhibés en Europe dans des zoos humains jusqu’au XXe siècle. Estimés entre trois et cinq mille individus au XVIe siècle, ils ont disparu avec leur culture orale, ne laissant derrière eux que quelques descendants métis.
Je recommande vivement la lecture du roman Qui se souvient des hommes… de Jean Raspail pour prendre conscience de ce qu’a pu être leur vie si éloignée de la nôtre et leur découverte de l’homme blanc, menant à leur perte.
Nous traversons leurs anciens lieux de vie habillés chaudement, à bord d’un navire à l’intérieur duquel nous nous réfugions dès que nous ne supportons plus le vent glacial. Nous sommes en été, et les Kaweskar n’avaient qu’une peau de phoque sur le dos toute l’année. Il est difficile de concevoir leur adaptation et leur survie dans ces lieux si inhospitaliers pour l’homme, où tous les colons ont misérablement péri jusqu’à la moitié du XIXe siècle.
Región de Magallanes y de la Antártica Chilena
Le court arrêt à Puerto Eden, village perdu au milieu de l’archipel de Patagonie occidentale et situé à plusieurs centaines de kilomètres de la prochaine ville de tous côtés, parait quelque peu triste sous la bruine. Regroupant encore deux-cents âmes il y a quelques années – dont les derniers descendants Kaweskar, il n’en compte plus que soixante-seize et n’est relié au reste du monde que par notre navire, deux fois par semaine. La vie recluse dans ce climat difficile repousse les jeunes générations qui ne reviennent pas y vivre à l’issue de leurs études. Nous stationnons dans la baie le temps que les petits bateaux de pêches autochtones viennent prendre livraison de leurs commandes à la poupe du navire.
L’appellation de la province, Última Esperanza soit Le Dernier Espoir, ne parait guère engageante. Cependant, après enquête je suis un peu rassurée par son origine qui est moins désespérante que je ne le craignais. Elle est nommée d’après le fjord du même nom baptisé ainsi en 1557 par le navigateur Juan Ladrillero qui voyait en lui sa dernière chance de trouver le détroit de Magellan (« découvert » par ce dernier en 1520 même si les Kaweskars le connaissaient depuis plusieurs millénaires).
Peu de temps avant notre arrivée à Puerto Eden, nous croisons l’épave du Capitán Leonidas sur l’affleurement rocheux Cotopaxi : en 1968, ce bateau a été échoué volontairement par son armateur sur cette saillie rocailleuse afin de toucher les assurances. Mais de façon tout à fait improbable (et malheureuse pour lui), le bateau est resté accroché au récif et n’a pas bougé d’un pouce depuis ! Sa nouvelle carrière de pot de fleur rouillé et site de nidification se déroule avec succès (le capitaine a lui fini en prison et privé de son brevet de navigation).
L’immensité des paysages est grandiose, nous voguons seuls sur les canaux patagons au milieu de bras de terre qui s’étendent doucement ou s’abattent abruptement dans la mer. Certaines avancées flanquées de superbes plages de sable clair plongent dans l’eau translucide des fjords. Malgré le vent, nous prenons un grand plaisir à rester sur le pont à l’avant du bateau, à contempler et vivre cette atmosphère magique et observer le ciel qui évolue très vite, passant de noir et menaçant à ensoleillé, puis pluvieux en quelques minutes sans qu’on n’ait rien pu prédire. On se sent infime face à cette grandeur, et l’absence de signe de vie humaine pendant des centaines de kilomètres ne fait que renforcer la sensation de découvrir un monde sauvage, inexploré et préservé de l’homme.
Sur les flancs des montagnes lisses, luisantes sous la pluie et presque nues qui bordent le passage du canal Grappler au paso Charteris, s’écoulent une kyrielle de cascades. Nous sommes au cœur du royaume de l’eau : sur l’île Madre de Dios, située juste au sud-ouest de Puerto Eden, une station météo autonome a relevé 10 000 mm de précipitations en une année (à titre de comparaison, il pleut environ 900 mm par an en Normandie ou Bretagne) ! Parmi les oiseaux marins très nombreux, nous croisons albatros, pétrels géants, goélands dominicains, mouettes de Patagonie, labbes du Chili, cormorans et brassemers cendrés. Ces derniers sont souvent appelés canards-vapeur ou même canards-Jésus car, incapables de voler, ils semblent courir sur la mer en brassant l’eau de leurs ailes. Les dauphins de Peale nous accompagnent fréquemment de leurs bonds joyeux, tandis que nous apercevons régulièrement au loin le souffle des baleines, parfois poursuivies par une bande d’orques affamés…
Le long du canal Unión, partie la plus méridionale de notre navigation, nous rencontrons enfin nos premiers glaciers, enveloppant majestueusement les cols et cimes des montagnes. Parfois à moitié ensevelis sous les nuages, ils se montrent parcimonieusement autour de nous. Sur une crête, quelques pics nous donnent un avant-goût des Torres del Paine, pourtant encore bien loin de nous !
Le suspense de la navigation atteint son comble lorsque le bateau franchit l’Angostura White, passage de 80 m de largeur (le bateau en fait 22 pour 120 m de longueur) qui requiert des conditions particulières. Son franchissement n’est autorisé que de jour et nous devons attendre une heure et demie que les courants dus à la marée soient favorables.
Nous atteignons enfin Puerto Natales en fin de journée, bordée d’une mer translucide et ressemblant à l’image que j’ai d’un village de pionniers, dominé par le Cerro Dorotea.
Album Google Photos
Nous sommes ébahis devant ces immenses fjords.La Norvège , à part les sites de ses fjords,semble être loin de ces cotes sauvages . Vous avez très bien travaillé pour nous présenter votre vie là-bas ainsi que celle des autochtones : La vie a dù
y être pratiquement impossible. Ma Bichette et moi sommes intéressés de voir les documentaires de la télé mais à mon
humble avis,il manque l ‘âme d’un “Toup” et celle d’un “Fred” ;Vous poussez loin vos recherches, et vous en félicitons.
Merci infiniment pour tout cela que vous nous envoyez , gros bisous . Salut aux petits vieux que vous avez en
remorque .
Bises à tous ! Papé & Mamé
Trop cool!
Vous étiez sur un modèle en + pour voyager
Exactement ! Il a cependant fallu que j’explique ton intervention à Fred et mes parents !
Whaouuuuuuu!
Bisou á tous
Coucou Laure et Fred
Nous étions voisins de table sur le Stella Australis et depuis notre retour nous regardons régulièrement votre blog passionnant. Nous espérons que votre voyage se poursuit dans les meilleures conditions.
On pense à vous bien amicalement.
Michèle et André (Genève)
C ‘est toujours avec un immense plaisir que nous relisons les textes de Laure si documentés et si enrichissants
Les photos de Fred nous émerveillent à chaque fois
Encore grand merci
Amicalement J&G