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Le Kirghizstan
1. D’une plaine à l’autre -
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2. Au sud de l’Issyk-Koul -
Le Kirghizstan
3. Vers les hauts plateaux
De l’Issyk-Koul à Köl-Suu De Tach Rabat à Son-Koul
Sur le chemin vers Naryn depuis le lac Issyk-Koul, quelques chameaux posent avec mépris près du réservoir aux eaux turquoise Orto Tokoy, puis des vallées aux couleurs variées se succèdent jusqu’à notre destination.
Naryn est certainement le site le plus déprimant que nous voyons au Kirghizstan : la ville est une juxtaposition d’avenues austères flanquées d’immeubles glauques et décrépis et nous croisons dans ses rues un nombre navrant d’hommes alcoolisés. Pour sublimer cette ambiance unique, nous logeons dans un appartement soviétique à la décoration inchangée depuis quarante ans, où mon lit est constitué d’une paillasse posée à même une plaque de contreplaqué. Ce ne sera pourtant pas la cause de mon insomnie, plutôt due à la voisine qui écoute toute la nuit à plein volume les prières et lectures du Coran à l’occasion du Ramadan.
Le centre de tourisme communautaire (CBT) de la ville nous recommande de nous rendre au lac de Köl-Suu niché dans un cadre exceptionnel parfaitement préservé et inaccessible jusqu’à récemment : l’ancien pont soviétique effondré vient d’être remplacé. En attendant que les fameux propousks (laisser-passer) soient émis pour nous rendre dans cette région frontalière de la Chine, nous longeons la vallée orientale de la Naryn, dont la terre s’empourpre peu à peu en remontant son cours. Nous sommes surpris d’y découvrir une forêt de sapins en forme de swastika inachevée ; apparemment crée dans les années 1940, elle représenterait une croix gammée mais son origine demeure floue.
De retour au CBT nous récupérons les propousks et un Brésilien demande à se joindre à notre excursion. Malgré notre désir de rester entre nous, nous n’assumons pas notre caractère associable et acceptons. Eduardo s’avère en fait un agréable compagnon de voyage au cours des quatre jours suivants. Mais c’est aussi à ce moment que débutent nos plus grandes péripéties au Kirghizstan – et probablement de tout le voyage.
Ne connaissant pas la route qui mène au campement de yourtes où nous devons gîter, la responsable du CBT sollicite la propriétaire du bivouac, justement de passage. Ses instructions en russe me paraissent floues et je ne parviens pas à obtenir de précisions convaincantes. Elle me répète cependant que c’est simple. Nous partons donc vaillamment, dépassons le poste militaire où nos documents sont tamponnés et attendons d’apercevoir le mirador indiqué dans les explications. Nous croisons un camion d’ouvriers qui s’arrête en nous voyant gesticuler et dont les passagers confirment à peu près les dires de notre entrepreneuse kirghize. Alors que nous suivons l’ancienne route frontalière soviétique qui traverse d’est en ouest ce haut plateau perché à trois mille mètres d’altitude, un mirador apparaît, puis un autre encore plus convaincant peu après. Les indications signalant de tourner vingt minutes plus tard, nous continuons sans inquiétude malgré l’arrivée de l’obscurité. La route tant attendue ne se montre néanmoins toujours pas et l’apparition soudaine d’un petit pâté de maisons sur notre droite nous rassure. Toutes les habitations sont délabrées, certaines même éventrées et quelques hommes hébétés sortent en réponse à nos appels. Après quelques palabres, ils nous indiquent de rebrousser chemin. Voyant que nous avons affaire à des hommes ivres, nous les remercions et ignorons leur avis. Ils me retiennent discrètement au moment de partir et me demandent si j’ai de la vodka à vendre. Je suis subitement choquée par la détresse que je lis dans leurs yeux et m’excuse de ne rien avoir en bredouillant.
Nous trouvons quelques kilomètres plus loin une route sur notre gauche comme nous l’attendions. L’espoir reprend ! Dix minutes plus tard, une yourte se dessine sur le bord du chemin et nous descendons de voiture afin de confirmer notre itinéraire. Les deux hommes qui viennent vers nous semblent très surpris de recevoir de la visite ; nous leur exposons notre problème. Après un moment rassurant, ils se rallient finalement à l’avis des précédents et nous enjoignent de rebrousser vingt kilomètres en arrière. Sur ces routes soviétiques qui n’ont pas été entretenues depuis plus de vingt-cinq ans, cela signifie plus d’une heure de route avant même de bifurquer ! Le désespoir s’empare alors de nous. Notre dernière chance est de retourner sur nos pas en espérant croiser à temps la propriétaire du campement qui doit emprunter le même chemin que nous avec quatre heures de retard. Nous nous apprêtons à partir lorsque les deux bergers me demandent eux aussi à la dérobée si j’ai de la vodka. Nulle part ailleurs nous ne revivrons cette expérience ; mais ces deux épisodes nous ont ébranlés. Ces campements isolés se trouvent à quatre heures de route du village le plus proche, et ces hommes vivent dans le dénuement le plus total. Ils ne risquent pas la famine car tous possèdent au moins quelques têtes de bétail – essentiellement des moutons – mais leurs conditions de vies sont extrêmement spartiates et solitaires. Tous ces hommes vivent seuls, sans femme ni famille et l’atmosphère y contraste fortement avec celle des yourtes isolées habitées par un foyer où nous n’avons jamais ressenti une telle indigence.
Après avoir erré quelque temps dans la nuit noire et croisé une voiture qui n’était pas celle que nous espérions, nous nous résignons à demander l’abri dans la seule maison isolée du plateau où nous avions aperçu un homme quelques heures plus tôt. J’explique la situation aux deux hommes qui surgissent avec des lampes torches en entendant nos clameurs, et ils nous invitent à entrer chez eux. La maison est un ancien poste frontière de l’armée soviétique et l’un des deux locataires est en charge de la surveillance de la route et du complexe en ruine ; pour arrondir ses fins de mois il est par ailleurs berger. Son frère lui tient compagnie pendant que sa femme passe quelque temps dans sa famille en ville. Le bâtiment est normalement pourvu d’électricité mais un orage survenu deux jours plus tôt a tout coupé ; la cuisine est éclairée à la bougie. Nous discutons un certain temps de leur vie et de notre séjour kirghize puis ils nous invitent à dormir, Adrien et Eduardo en haut de leurs deux lits superposés, et Fred et moi dans une chambre à part où je découvre avec bonheur un poêle crépitant. Nous dormons très bien de notre côté, tandis que les deux frères se lèvent toute la nuit pour aller aux toilettes, discutent à chaque retour, éructent et pètent allègrement, réveillant sans cesse les deux infortunés invités. De quoi laisser des souvenirs impérissables ! Nous rions bien en l’apprenant au réveil, un peu moins face à la conserve de corn-beef peu ragoûtante du petit déjeuner et préparons notre départ. N’ayant pas diné avec eux, nous souhaitons donner à nos hôtes très légèrement moins que ce que nous payons habituellement en demi-pension. Cependant nos amphitryons veulent profiter de l’affaire en se faisant un peu plus d’extra et parviennent à nous soutirer un supplément. Mais nos souvenirs valent bien cela !
Ils nous indiquent soigneusement le chemin à suivre et après deux heures de route nous atteignons enfin le djaïloo tant espéré. Sur place nous louons des chevaux et un guide pour randonner jusqu’au lac d’altitude de Köl-Suu qui siège à 3500 mètres. Cerné de falaises minérales, il se révèle grandiose dans sa mise en scène et par la couleur émeraude de son eau, devenue presque fluorescente durant les quelques minutes d’ensoleillement. Il paraît étriqué sur nos clichés en grand angle, mais une photo d’Eduardo sur un rocher donne la mesure de l’endroit. Au retour, la vallée jonchée de pierres dans ses hauteurs et sillonnée par le torrent que nous franchissons à plusieurs reprises nous offre un surprenant arc-en-ciel horizontal.
Nous repartons dès la fin de notre copieux déjeuner car la route est longue : probablement cinq heures de conduite, dont la moitié sur la route frontalière soviétique de la veille. Mais à quelques kilomètres seulement du camp, un pneu de notre voiture crève. Après un remplacement laborieux, nous reprenons notre slalom sur la grande route : faute d’entretien depuis la chute de l’URSS, tous les ponts ont été détruits par les torrents. Nous devons donc contourner l’ancien emplacement des buses emportées par les cours d’eau en traversant leur lit. La plupart sont à sec ou faciles à franchir avec un quatre roues motrices surélevé et seule la rivière Aksay présente un débit vigoureux ; nous l’avions traversée à l’est du plateau grâce au pont flambant neuf. Mais de ce côté ouest, l’imposant pont soviétique partiellement effondré n’a jamais été remplacé. Le passage du gué pouvant s’avérer dangereux, la dame du campement de Köl-Suu nous avait enjoint de demander conseil aux bergers des deux yourtes dressées à proximité.
Au monsieur qui s’avance vers nous à cheval, je demande donc où il est prudent de traverser. Il ne semble pas très assuré de la réponse à donner mais suite à mes demandes répétées, il expérimente plusieurs endroits avec sa monture. A chaque tentative l’eau atteint presque le ventre de l’étalon ; notre cavalier et nous-mêmes ne débordons pas d’enthousiasme à l’idée de tenter l’aventure avec notre véhicule. Le pâtre nous conseille alors d’attendre le lendemain matin que le niveau de l’eau baisse – l’eau est plus abondante en fin de journée à cause de la fonte des glaciers au soleil. L’accueil centrasiatique ne faillit pas, et nous voilà invités à partager pour la nuit la yourte où il vit avec sa femme. Elle ne parle malheureusement pas russe contrairement aux voisins et à leurs filles qui parlent bien la lingua franca de la région. Nous nous réchauffons au coin du poêle pendant que le troupeau de moutons est parqué pour la nuit afin de le protéger des loups. Les yacks sont également rassemblés pour la traite, produisant un infernal tintamarre de ronflements menaçants. Mon enregistrement de cet incroyable spectacle est malheureusement raté, mais Adrien et moi l’observons avec fascination.
Nous dinons chez nos hôtes tous les dix de viande de mouton séchée, de sarrasin, de thé et de koumis (lait de jument fermenté). Ce koumis est le meilleur que nous ayons gouté ; son subtil goût fumé et sa fermentation légère le rendent véritablement savoureux. Les garçons s’en lassent cependant rapidement et commettent une grossière erreur : ils finissent leur tasse. Or la politesse exige que dès qu’un quart du verre est bu, il est rempli à nouveau. Cette règle s’applique également au thé : il faut donc garder sa tasse remplie jusqu’à la fin du repas et la vider quand tout le monde a fini de manger. Selon la tradition locale, tous mangent à la cuillère dans un plat central ; nos hôtes nous donnent cependant de petites assiettes à l’occidentale bien que nous soyons les premiers étrangers qu’ils accueillent chez eux. A la fin du repas, chacun passe ses mains devant son visage de haut en bas en signe de purification, geste après lequel il est inconvenant de se resservir.
La discussion est très agréable et animée, chacun étant impatient de mieux comprendre la vie des autres et de confronter ses a priori à la réalité. La voisine, mère de deux petites filles, m’explique que son aînée réussit très bien à l’école et qu’elle souhaite l’envoyer étudier à l’étranger ; elle se renseigne donc sur les universités en France. Nous rencontrerons de nombreux Centrasiatiques désireux de faire étudier leurs enfants dans des pays occidentaux afin de leur donner les meilleures chances de réussite. Malheureusement le coût est souvent prohibitif.
En Asie centrale, la connaissance du Brésil se limite généralement aux scènes d’une série télévisée populaire en Asie centrale : « Le Clone ». Nous sommes par contre sidérés des références françaises que nous entendons. De Benzema à Louis de Funès, en passant par le commandant Cousteau ou Jean-Jacques Rousseau et bien évidemment le célèbre président Macron qui les fascine par son jeune âge, les Centrasiatiques ont très souvent une culture de la France qui nous confond vue notre ignorance concernant leurs pays ! Ce savoir est principalement le fruit des relations privilégiées de la France avec l’URSS à l’époque de la guerre froide, qui ont culturellement impacté tous les pays soviétiques à travers l’art et la télévision. Les gens continuent de s’intéresser à notre pays mais les jeunes générations semblent de plus en plus tournées vers les Etats-Unis. Les évènements récents (la politique de Trump et les attentats commis par des Ouzbeks) risquent cependant de nuire à leurs aspirations.
Les habitants des deux yourtes dinent chaque jour alternativement chez les uns et les autres ; ce regroupement n’est pas dû à notre présence. La grande fille des voisins décide de rester dormir et nous passons la nuit tous les sept allongés côte à côte sur les matelas kirghizes traditionnels étendus au sol après le repas.
Nos hôtes sont debout dès cinq heures le lendemain matin pour s’occuper des animaux. Nous assistons à la fabrication du beurre, de la crème et du yaourt de lait de yack qui se révèlent très suaves, peut-être même plus que ceux de vache. Les bergers nous convient à rester plus longtemps et proposent pour nous allécher une chasse à la marmotte – au fusil ! Bien qu’amusés par leur offre – tant qu’elle reste théorique –, nous la déclinons et leur offrons une boite de gâteaux normands ainsi que de l’argent pour les remercier de leur accueil chaleureux.
Après avoir fait nos adieux aux deux familles, nous suivons le voisin qui juge avec sa monture de l’innocuité de la rivière. Il a visiblement plu sur les hauts sommets pendant la nuit car le niveau de l’eau a légèrement augmenté et elle est devenue trouble. Je monte à cheval pour évaluer les dégâts mais la situation n’est guère prometteuse. Angoissés à l’idée de tomber en panne d’essence avant d’atteindre le premier village si nous faisons demi-tour et encouragés par les Kirghizes à tenter notre chance, nous nous décidons. Volontaire, Adrien se met au volant et nous avançons inéluctablement vers notre destin. La rivière est scindée en plusieurs bancs ; la première partie est franchie sans encombre. L’avant-dernier passage est le plus profond. Nous prenons un peu d’élan et alors que les roues avant remontent la berge, la voiture se bloque soudainement. Pendant quelques secondes chacun soumet au chauffeur ses suggestions pour sortir de ce mauvais pas. Puis face à l’évidence que la voiture n’a pas bougé d’un millimètre, un silence résigné emplit la voiture, seulement troublé par le bruit de l’eau qui envahit peu à peu le coffre, puis les places arrière. Un fatalisme incrédule s’empare de l’assemblée. Fred prétend soudainement sortir de la voiture, « pour voir » dit-il, mais nous lui interdisons : il y a de l’eau jusqu’à mi portière, tout rentrerait d’un seul coup ! Un miracle se produit alors et la voiture accepte de reculer de quelques centimètres, nous permettant ensuite d’avancer de biais vers une berge moins abrupte. Nous atteignons le banc de galets, encore abasourdis. A l’ouverture des portes et du coffre, des litres d’eau s’écoulent. Nous ne perdons qu’une liseuse et un tapis qui déteint : nous nous en sortons à bon compte.
Accompagnés par les grands signes de mains de nos amis kirghizes qui ne semblaient pas paniqués de nous voir en si mauvaise posture, nous continuons la route en espérant que cette rivière est la dernière. Il y en a évidemment d’autres, mais pas de quoi nous effaroucher après les périls passés. Après plusieurs heures de route pendant lesquelles nous prions les esprits chamaniques de nous éviter la panne d’essence, nous parvenons enfin au caravansérail de Tach-Rabat. Une bonne douche chaude aurait été expédiente, mais notre campement n’en comporte malheureusement pas ; un thé chaud nous ragaillardit cependant. Nous réclamons de toute urgence que le poêle de notre yourte soit allumé. En cette fin d’après-midi froide et humide, le feu est plus que bienvenu et nous nous réchauffons au milieu des chaussettes, duvets, sacs ou tee-shirts imbibés qui pendent des arceaux. Le repas est succulent et nous nous gavons de sucreries pour nous remettre de nos émotions. Le lendemain matin une touriste russe me fait don de ses crêpes au petit déjeuner, me réconciliant définitivement avec nos péripéties kirghizes.
Cette vallée de Tach-Rabat par laquelle arrivaient les caravanes de Chine ou de la mer Caspienne est verte et charmante. Partiellement enterré, le caravansérail s’avère très surprenant à l’intérieur car beaucoup plus grand qu’attendu. Les commerçants faisaient étape en ce lieu pour se reposer, se ravitailler et éventuellement vendre une partie de leur marchandise.
Alors que nous avions prévu de rejoindre directement le lac Son-Koul depuis Tach-Rabat, nous apprenons que le pont traversant la Naryn à cette longitude vient de s’affaisser. Cette infortune nous force à repasser par Naryn mais nous permet de déposer Eduardo et surtout de prendre une douche dans notre appartement soviétique de l’aller. Ce plaisir estompe aussitôt la déconvenue du détour. Nous échouons à trouver un restaurant ouvert dans cette triste ville – les gens auxquels nous demandons conseil nous considèrent d’un air pantois – et achetons avec dépit nos habituels ingrédients de pique-nique avant de poursuivre la route.
Alors que nous pensons avoir déjà contemplé un éventail exhaustif des magnifiques vallées du Kirghizstan, nous sommes une fois de plus subjugués devant la beauté de celle qui nous mène au lac Son-Koul. Dans les parages du col de Moldo-Ashuu le ciel devient noir, éclairant d’une lumière rasante les boutons d’or des collines fraîchement saupoudrées de neige. Les campements de yourtes sont nombreux aux abords du lac mais nous parvenons sans mal à trouver le nôtre, tapi derrière le voile d’une pluie fine et tenace. Le lac occupe le milieu d’un plateau juché à trois mille mètres d’altitude ; l’air est frais et nous attendons avec impatience que le poêle réchauffe notre yourte humide dont plusieurs coutures laissent filtrer l’eau.
Au petit matin il fait grand beau et nous décidons de partir chevaucher quelques heures. En attendant que nos montures soient capturées, j’observe la grande marmite qui chauffe sur le feu. C’est la fête de fin de Ramadan et nos hôtes ont préparé pour leur banquet entre voisins le plat de cérémonie Bechbarmak. Il est constitué d’un mouton entier débité et mijoté ; à la surface de la huguenote flottent quelques disgracieux morceaux de tripes. Ma curiosité a un prix et nous nous retrouvons tous les trois avec un bol de bouillon de mouton qui sent fort les abats. Fred et Adrien en viennent à bout rapidement et décampent participer aux jeux traditionnels avec les enfants mais je n’arrive à boire que par infimes gorgées. Finalement grâce à la diversion occasionnée par l’arrivée de nos chevaux, je parviens à jeter subrepticement la fin de mon bol. Nous ne nous aventurons pas bien loin, et tâchons surtout d’éviter les congénères qui s’approchent pour converser plus ou moins affablement avec nos montures. Nous explorons par la suite la rive sud-est où nous découvrons un paysage qui m’avait intriguée en photo : sur le bord du lac, neuf ensembles de huit larges pierres disposées en cercle et colorées par le lichen s’alignent. Nommé Tach-Tulga – « foyer de pierre » en kirghize –, ce monument commémoratif date du Ier siècle av. J.-C. et aurait été un centre rituel typique de certaines tribus scythes. Il est prolongé par un cimetière à l’extrémité nord de l’alignement. Bien que relativement rares, des sites similaires existent dans d’autres pays d’Asie centrale.
Le lendemain nous faisons organiser des jeux équestres traditionnels. Le cheval détient une place primordiale dans la culture kirghize, que ce soit en tant que compagnon privilégié de l’homme, objet de sacrifice ou mets de choix. Les jeunes gens des campements alentour s’affrontent perchés sur leur monture dans ces divertissements souvent violents. Nous voyons ainsi les jeux de Kyz Kumaï (poursuite d’une jeune fille par un jeune homme puis à l’inverse – dans notre cas un adolescent est affublé d’un foulard pour représenter la jeune fille), Tyien Engmey (ramassage au galop de pièces posées sur le sol), Oodarish (lutte entre deux cavaliers) et Oulak tartysh (jeu où deux équipes s’affrontent pour marquer des buts avec la lourde dépouille d’un bouc). Le spectacle est impressionnant, et la violence de ces sports flagrante. Ainsi l’un des lutteurs reçoit un coup de sabot au genou et un désaccord entre deux joueurs d’Oulak tartysh mène le plus âgé à poursuivre l’autre en le frappant violemment à coups de cravache. Le plus jeune n’essayant même pas de se défendre selon la tradition de respect envers les aînés, les autres joueurs doivent intervenir pour tempérer l’assaillant.
Malgré cet incident inattendu tout se finit bien et nous décidons de rentrer vers Bichkek en contournant le lac par l’ouest et le nord, itinéraire indiqué comme légèrement plus long sur Google Maps. Nous savions pourtant depuis longtemps que cette application n’est absolument pas fiable au Kirghizstan. Elle montre comme route principale des chemins parfois impraticables et inversement, et certaines routes signalées sont même tout simplement inexistantes. Mais la soif d’aventure nous mène sur cet itinéraire fort charmant mais semé d’embûches comme des marécages, des chemins de pierre abrupts, rocheux et tortueux ou des rivières boueuses. Nous prenons plus de trois heures à faire cinquante kilomètres épuisants et décidons alors de passer notre dernière nuit à la campagne dans notre première chambre d’hôte de la vallée de Chong-Kemin, mémorable pour sa pile de crêpes du petit déjeuner. Sur la route, le déjeuner dans un restaurant routier nous permet d’immortaliser les rangées de toilettes ouvertes à la vue de tous et le choix de vodka d’une petite épicerie typique. Ce n’est pas forcément ce qu’on s’attendrait à trouver en pays musulman ! Puis pour la dernière ligne droite vers la capitale, nous effectuons une étape à la tour Burana, ancien minaret grandement restauré par les soviétiques. Une collection de balbals récupérés dans tout le pays a été rassemblée dans le champ limitrophe. Ces stèles anthropomorphes étaient disposées sur ou à proximité des tumuli funéraires par les Scythes et les peuples turcs.
Nous parvenons finalement à Bichkek où nous dinons dans un restaurant ouïghour chic et réputé pour notre dernière soirée tous les trois. Malheureusement le vin est bouchonné, mais au vu de notre expérience dans la région il est inutile d’essayer de faire comprendre ce problème ! Après des adieux déchirants, Adrien s’envole vers sa patrie tandis que nous entamons les procédures de visas pour la suite de nos aventures en Ouzbékistan et au Tadjikistan. Puis nous saluons Marquise qui assure l’accueil de notre hôtel et il est temps de poursuivre nos aventures au-delà des frontières.
Malgré des attentes très élevées, le Kirghizstan a largement dépassé tout ce que nous en espérions. Nous y avons découvert une culture ancestrale toujours très présente, un accueil des populations russe et kirghize extraordinaire, des paysages à couper le souffle et un pays préservé du tourisme de masse où l’on peut couramment se retrouver le seul étranger. Parler la langue russe a sans le moindre doute très fortement enrichi ce séjour mais je recommanderais néanmoins sans hésiter cette destination à n’importe qui. Les CBT de chaque ville ont un personnel anglophone et les généreux Kirghizes essaieront toujours de vous aider si besoin est.
De l’Issyk-Koul à Köl-Suu De Tach Rabat à Son-Koul